Mes dix ans me reviennent…

« J’ai dix ans, je sais que c’est pas vrai mais j’ai dix ans ! » chantait Alain Souchon.

Mes dix ans me reviennent parfois avec toutes ses questions aussi bêtes que naïves sur ce monde d’adultes qui est le mien désormais et auquel je ne me fais toujours pas.

Pourquoi faut-il que nous remboursions la dette, papa ?

Papa n’est plus là pour répondre, ou bien il est trop las pour s’y aventurer avec son grand âge, tout juste arriverait-il à marmonner : « Oh tu sais de mon temps…», je suis assez grand pour comprendre tout seul, me dirait ma sœur, déjà grand-mère.

Oui mais voilà, je ne comprends pas !

Qui c’est qui a dépensé l’argent que l’on n’avait pas, si ce n’est pas mon père, ma mère qui ont toujours fait attention, un peu trop à mon goût, le découvert à la banque leur faisant autant peur que la prison, ma sœur unique, qui travaillait à la Samaritaine et qui arrivait à vivre avec les trois-quarts de son smic, le reste engraissant un livret A, un PEL, un CEL et un livret développement durable pour faire face à son avenir que quand elle sera mariée et qu’elle aura des enfants.

Quant à moi, je suis rentré dans la banque qui a vendu à ma sœur son livret A, son PEL, son CEL et son livret développement durable lui assurant que quand elle sera mariée ce sera mieux pour la maison, les travaux et la voiture de Fred, mon beauf. J’ai travaillé honnêtement pour un salaire honnête, j’ai emprunté et remboursé honnêtement, j’ai consommé avec cet argent honnête des produits honnêtes que vendaient des magasins honnêtes.

Alors quoi… pourquoi je dois rembourser la dette, moi ? Qui a emprunté des milliards si ce n’est pas moi ?

Un homme d’affaires au comptoir, surgissant de son journal, m’a interloqué :

« On est tous dans le même bus mon vieux ! »

Puis, enfilant son verre cul-sec, il a commencé à vouloir m’expliquer. Je me souviens m’être bloqué à l’arrivée du mot compétitivité. Je n’entendais que Titi, et quelle ne fut pas ma surprise quand j’ouïs qu’il fallait fermer le ‘Rosminet. Et puis le mot croissance me rappela soudain que je devais grandir encore, manger de la soupe toujours, du haut de mes un mètre vingt. Bouh, c’est petit pour mon âge, pensais-je. Mes pensées se perdaient dans cette forêt de mots, si dense qu’elle masquait tout ciel possible, moi qui rêvais de lune et d’étoiles, de planète du Petit Prince, de rose, de renard apprivoisé et de plein de couchers de soleil. Mon esprit et mes yeux se brouillaient quand un autre monsieur plus rigolo avec des grosses bretelles et un nez rouge, sauf que c’était son vrai nez, se pencha sur moi, du haut de son tabouret de trois mètres, et me parla de notre planète, pas toujours rose, de ses grands princes et autres renards mal apprivoisés.

« Ecoute petit, imagine que l’on soit tous dans ce bus…
– Tous ?
– Oui, le monde entier, petit, dans un bus tellement grand que tu ne peux même pas voir le chauffeur.

– Whouah !

– Aux premiers rangs ils sont quelques privilégiés seulement à voir la route et à discuter avec le chauffeur. D’ailleurs, ce sont eux qui lui donnent les indications sur l’itinéraire à prendre. On les appelle les financiers. Ils sont plutôt agités et les politiques derrière, les commissions qui encadrent le voyage ont du mal à les faire taire, surtout quand ils scandent le même refrain à tue-tête. (il chante)

« Chauffeur si t’es champion, appuie-euh ! …appuie-euh ! … Chauffeur si t’es champion, appuie sur les millions ! »

– Pourquoi ils chantent ça ?
– Parce qu’ils sont euphoriques, comme toi quand tu vas en colonie de vacances, tu es pressé d’arriver à destination. Eux, c’est pareil, et encore plus quand tu sais que leur destination est un vrai paradis !
– Whouah ! … et ils nous emmènent tous là-bas ?
– C’est ce qu’ils nous font croire, sauf que, à quelques milliers de rangs derrière encore, certains analystes, plutôt sceptiques, voient arriver le danger.
– Quel danger ?
– Des fossés à chaque virage, le mur à l’arrivée. Alors ils demandent au chauffeur de ralentir, voire de s’arrêter. Seulement il ne les entend pas d’autant que les autres chantent plus fort et le bus va à deux cents à l’heure, projetant dans les ravins ceux qui se sont trop penchés à ses fenêtres.
– Ho !
– Forcément, ce qui devait arriver arriva !
– Le mur ?
– Oui, un crash terrible… tuant le chauffeur sur le coup et quelques uns des privilégiés aux premiers rangs. Les autres s’en sont sortis presque indemnes après un court séjour à l’hôpital public.
– Et nous ?
– Nous ? … Certains se sont fait éjectés de part et d’autres du bus, d’autres n’ont pas survécu. Et pour ceux qui restent, ils n’ont pas d’autres choix que de monter dans le nouveau bus, affrété par ces mêmes financiers qui indiquent la même route au nouveau chauffeur. Sauf que le ticket est devenu beaucoup plus cher pour que la compagnie du bus rembourse ses dettes à cause des réparations.

– Mais moi je ne veux plus être dans ce bus !

– Tu veux rester au bord de la route ? Regarde-les ceux-là, ils pensaient comme toi et une fois dehors, regarde comme ils essayent de s’accrocher, pieds nus, affamés, la tête dans le pot d’échappement … il n’y a rien dehors, une misère plus grande que celle de ceux qui sont au fond du bus…
– Mais qu’est-ce que je peux faire alors ?
– Tu payes ton ticket, tu te cales bien dans ta place et tu attends. Au mieux tu rouspètes avec la rangée de devant. Et peut-être que si on est nombreux à chanter fort, on nous entendra devant. Peut-être… »

Mes yeux s’ouvraient en grand, le tabouret rapetissait, les bretelles ne faisaient plus qu’une, en une jolie cravate et le rouge du nez avait désormais gagné les joues de l’homme d’affaires qui me tapa sur l’épaule.

« Et ben mon vieux, faut pas faire une tête pareille, on dirait un un gamin qui a perdu sa maman ! »

J’ai dix ans, laissez-moi rêver que j’ai dix ans !

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3 commentaires pour Mes dix ans me reviennent…

  1. Gwenaëlle dit :

    Bien ce texte, pas très optimiste, mais ….à nous de ne pas faire le jeu des banquiers, de la finance et de la ‘High tech’de ne pas courir après le dernier bijou technologique, de ne pas changer d’appareil alors que celui qu’on a fonctionne encore, réparer ou faire réparer les appareils qui tombent en panne et ne pas les mettre tout de suite aux encombrants (c’est possible je viens de le faire avec ma machine à laver le linge en m’adressant à un réparateur indépendant), Apprécions ce que l’on a et profitons de la nature. Le temps qu’elle est encore là, et en dehors de ce bus infernal !

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    • Antonio dit :

      On ne peut pas que buller dans le parc. La question m’est venue après avoir vu le reportage édifiant sur Arte intitulé « la pompe à Phynance » et qui expliquait en quoi consistait la finance depuis cent ans. Faire de l’argent avec de l’argent des épargnants, créer de la dette comme matière première de leur spéculation, comme si le monde était un grand casino. Sauf que nous ne jouons pas, nous sommes juste des pions, leur jouet. Et de conclure dans ce constat effarant : quand ils gagnent, nous ne touchons rien et quand ils perdent nous payons pour eux.. je devrais dire pour lui, le système financier, chauffeur de ce bus infernal, mais aussi dans lequel nos vies sont étroitement imbriquées dans nos actions de tous les jours. Chacune pouvant être repensée comme tu le dis.

      C’est pourquoi j’ai décidé d’agir… ne plus regarder Arte ! 🙂

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  2. cina dit :

    belle métaphore! la situation est bien résumée…. Que nous reste t-il à faire? s’enivrer, chantait Regiani, oui s’enivrer et sans consommer!
    de mots, de caresses, de vent …

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