Tous rêves berbères allumés !

Fellag et ses petits chocs des civilisations.

J’étais au théâtre du Rond-Point pour l’avant dernière de son spectacle.

Quels chocs et quel plaisir !

Oh ! pas un électrochoc, non… mais plutôt une succession de petits chocs acoustiques, doux et drôles, qui bousculent, qui accrochent, qui éraflent les clichés, les tabous de nos civilisations franco-maghrébines si liées malgré nos différences… dans le tourbillon de l’histoire…

On s’est connus, on s’est reconnus, on s’est perdus de vue, on s’est reperdus de vue, on s’est retrouvés, on s’est réchauffés puis on s’est séparés.

Vous connaissez l’air, et même l’histoire, avec les maux qu’elle a engendrés entre nos peuples. Fellag, lui, délie les langues… tantôt française, tantôt arabe, avec ses mots à lui qui nous parlent de cet amour vache mais aussi de cet amour lâche qui nous appelle et dont il nous rappelle avec tendresse et ironie les ingrédients, en petites secousses, ces petits chocs… qu’il amortit toujours avec ce grand chic pour nous faire rire.

Quand on le voit entrer dans sa cuisine, les légumes sur la table, la s’couscoussière sur le feu, on n’est loin d’imaginer que son spectacle est une vraie petite bombe. Quoi que… en cette période sensible où le péril terroriste est permanent, certains aux premiers rangs pouvaient ne pas se sentir rassurés.

Et Fellag ne s’est pas gêné pour en abuser.

Car quand il entre dans sa cuisine, c’est bien pour se mettre à table après avoir cuisiné en grand chef nos petits défauts qu’il étale avec humour. Ecoutez plutôt !

(le sourire jusqu’aux oreilles) : Une étude internationale vous a décerné le titre de pire touriste du globe terrestre.
(semblant sérieux) : Le monde entier vous reproche d’être râleur radin arrogant impoli…
(puis moqueur) : ben alors qu’est-ce qui se passe ?
[…]
Heureusement que nous sommes là, hein ? …
Il ne vous reste plus que NOUS… on vous trouve bien, NOUS… on croit en vous, NOUS …
(les bouts des doigts de chaque main rassemblés, soudés, pointant vers le ciel) … Nous aussi on veut être français, avec le béret, la baguette et un passeport français pour aller partout dans le monde. Comme ça nous aussi on pourra être arrogant, impoli… (et de finir avec un) … Allez, casse-toi pauv’con ! (pan !)

Ah! … Il faut le voir pédaler comme un dératé sur le vélo du tour des mets favoris des français. Et pour cause le couscous est en tête. « Comme vous nous aimez, quelle plus belle déclaration d’amour ».

Et de finir par nous faire crier dans la salle « On vous aiiime ! »

Parce que les ingrédients de cet amour, ce couscous qu’il nous concocte, ses légumes sur la table et nous tous ensemble plongés dans sa marmite, dans ce théâtre, assis les uns à côtés des autres, riant aux éclats tel des poivrons qui crépitent au fond de leurs cœurs, des carottes, des navets et des courgettes qui bouillent de plaisir,  français, maghrébin, les deux peut-être, peu importe, tout nous parle, nous transporte à travers le fumet irrésistible d’un style, le bouquet parfumé d’une écriture.

Belle métaphore l’artiste !

Mais alors… quand on s’est connus, quand on s’est reconnus, pourquoi s’perdre de vue, se reperdre de vue, quand on s’est retrouvé, quand on s’est réchauffés, pourquoi se séparer ?

Tel semble être la petite flamme que ce fou de rêves berbères* a allumé en moi ce soir.

Je vous inviterais bien à courir voir son spectacle, mais aux dernières nouvelles, le directeur du théâtre lui aurait délivré un avis d’expulsion samedi dernier. Décidément !

La prochaine fois, ne le ratez pas !

* « L’allumeur de rêves berbères » est le titre d’un de ses romans que je n’ai pas lu mais dont j’aime beaucoup l’expression du titre, en nostalgique de ce beau métier cher au Petit Prince de Saint-Exupéry. 
 

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Mes dix ans me reviennent…

« J’ai dix ans, je sais que c’est pas vrai mais j’ai dix ans ! » chantait Alain Souchon.

Mes dix ans me reviennent parfois avec toutes ses questions aussi bêtes que naïves sur ce monde d’adultes qui est le mien désormais et auquel je ne me fais toujours pas.

Pourquoi faut-il que nous remboursions la dette, papa ?

Papa n’est plus là pour répondre, ou bien il est trop las pour s’y aventurer avec son grand âge, tout juste arriverait-il à marmonner : « Oh tu sais de mon temps…», je suis assez grand pour comprendre tout seul, me dirait ma sœur, déjà grand-mère.

Oui mais voilà, je ne comprends pas !

Qui c’est qui a dépensé l’argent que l’on n’avait pas, si ce n’est pas mon père, ma mère qui ont toujours fait attention, un peu trop à mon goût, le découvert à la banque leur faisant autant peur que la prison, ma sœur unique, qui travaillait à la Samaritaine et qui arrivait à vivre avec les trois-quarts de son smic, le reste engraissant un livret A, un PEL, un CEL et un livret développement durable pour faire face à son avenir que quand elle sera mariée et qu’elle aura des enfants.

Quant à moi, je suis rentré dans la banque qui a vendu à ma sœur son livret A, son PEL, son CEL et son livret développement durable lui assurant que quand elle sera mariée ce sera mieux pour la maison, les travaux et la voiture de Fred, mon beauf. J’ai travaillé honnêtement pour un salaire honnête, j’ai emprunté et remboursé honnêtement, j’ai consommé avec cet argent honnête des produits honnêtes que vendaient des magasins honnêtes.

Alors quoi… pourquoi je dois rembourser la dette, moi ? Qui a emprunté des milliards si ce n’est pas moi ?

Un homme d’affaires au comptoir, surgissant de son journal, m’a interloqué :

« On est tous dans le même bus mon vieux ! »

Puis, enfilant son verre cul-sec, il a commencé à vouloir m’expliquer. Je me souviens m’être bloqué à l’arrivée du mot compétitivité. Je n’entendais que Titi, et quelle ne fut pas ma surprise quand j’ouïs qu’il fallait fermer le ‘Rosminet. Et puis le mot croissance me rappela soudain que je devais grandir encore, manger de la soupe toujours, du haut de mes un mètre vingt. Bouh, c’est petit pour mon âge, pensais-je. Mes pensées se perdaient dans cette forêt de mots, si dense qu’elle masquait tout ciel possible, moi qui rêvais de lune et d’étoiles, de planète du Petit Prince, de rose, de renard apprivoisé et de plein de couchers de soleil. Mon esprit et mes yeux se brouillaient quand un autre monsieur plus rigolo avec des grosses bretelles et un nez rouge, sauf que c’était son vrai nez, se pencha sur moi, du haut de son tabouret de trois mètres, et me parla de notre planète, pas toujours rose, de ses grands princes et autres renards mal apprivoisés.

« Ecoute petit, imagine que l’on soit tous dans ce bus…
– Tous ?
– Oui, le monde entier, petit, dans un bus tellement grand que tu ne peux même pas voir le chauffeur.

– Whouah !

– Aux premiers rangs ils sont quelques privilégiés seulement à voir la route et à discuter avec le chauffeur. D’ailleurs, ce sont eux qui lui donnent les indications sur l’itinéraire à prendre. On les appelle les financiers. Ils sont plutôt agités et les politiques derrière, les commissions qui encadrent le voyage ont du mal à les faire taire, surtout quand ils scandent le même refrain à tue-tête. (il chante)

« Chauffeur si t’es champion, appuie-euh ! …appuie-euh ! … Chauffeur si t’es champion, appuie sur les millions ! »

– Pourquoi ils chantent ça ?
– Parce qu’ils sont euphoriques, comme toi quand tu vas en colonie de vacances, tu es pressé d’arriver à destination. Eux, c’est pareil, et encore plus quand tu sais que leur destination est un vrai paradis !
– Whouah ! … et ils nous emmènent tous là-bas ?
– C’est ce qu’ils nous font croire, sauf que, à quelques milliers de rangs derrière encore, certains analystes, plutôt sceptiques, voient arriver le danger.
– Quel danger ?
– Des fossés à chaque virage, le mur à l’arrivée. Alors ils demandent au chauffeur de ralentir, voire de s’arrêter. Seulement il ne les entend pas d’autant que les autres chantent plus fort et le bus va à deux cents à l’heure, projetant dans les ravins ceux qui se sont trop penchés à ses fenêtres.
– Ho !
– Forcément, ce qui devait arriver arriva !
– Le mur ?
– Oui, un crash terrible… tuant le chauffeur sur le coup et quelques uns des privilégiés aux premiers rangs. Les autres s’en sont sortis presque indemnes après un court séjour à l’hôpital public.
– Et nous ?
– Nous ? … Certains se sont fait éjectés de part et d’autres du bus, d’autres n’ont pas survécu. Et pour ceux qui restent, ils n’ont pas d’autres choix que de monter dans le nouveau bus, affrété par ces mêmes financiers qui indiquent la même route au nouveau chauffeur. Sauf que le ticket est devenu beaucoup plus cher pour que la compagnie du bus rembourse ses dettes à cause des réparations.

– Mais moi je ne veux plus être dans ce bus !

– Tu veux rester au bord de la route ? Regarde-les ceux-là, ils pensaient comme toi et une fois dehors, regarde comme ils essayent de s’accrocher, pieds nus, affamés, la tête dans le pot d’échappement … il n’y a rien dehors, une misère plus grande que celle de ceux qui sont au fond du bus…
– Mais qu’est-ce que je peux faire alors ?
– Tu payes ton ticket, tu te cales bien dans ta place et tu attends. Au mieux tu rouspètes avec la rangée de devant. Et peut-être que si on est nombreux à chanter fort, on nous entendra devant. Peut-être… »

Mes yeux s’ouvraient en grand, le tabouret rapetissait, les bretelles ne faisaient plus qu’une, en une jolie cravate et le rouge du nez avait désormais gagné les joues de l’homme d’affaires qui me tapa sur l’épaule.

« Et ben mon vieux, faut pas faire une tête pareille, on dirait un un gamin qui a perdu sa maman ! »

J’ai dix ans, laissez-moi rêver que j’ai dix ans !