Table 7
Fernand n’a pas touché à son assiette.
« Z’est pas bon ? s’étonne Zozotte qui a trouvé plutôt réussi ce pot au feu du chef.
– Pardon Zozotte, s’excuse Fernand, je n’ai pas faim, je n’aurais pas du le commander.
– Z’est pas grave, le rassure-t-elle en ramassant l’assiette et les couverts.
– Tu ne vas pas le jeter ? Sinon tu me le mets dans un Tupperware. Je l’emporterai chez moi. Je n’aime pas gaspiller.
– Z’est comme tu veux. Qu’ezz qui y a, za va pas ?
– Si, si ! … … En fait non, je n’arrive à rien depuis trois jours. Pas une once d’inspiration.
– Z’est la panne quoi ! Z’est pas grave, za arrive tu zais, za va revenir ! »
– Ha, hahaha ! … T’entends ça, Tonio, l’inspiration de l’écrivain, elle bande plus… hahaha ! … hahaha ! »
Claude qui n’en manque pas une, un coude sur le comptoir et l’autre en levier pour déverser son calva dans le gosier déjà bien ardent, saute sur l’occasion.
« Ah za z’est fin ! »
Alors qu’elle file en cuisine avec le plat du jour à peine entamé, Tonio, à quelques mètres, derrière son comptoir y met son grain de sel. Il interpelle son client de la table 7 :
« T’as essayé de changer de place ? lance-t-il d’une voix très audible.
– Pardon ?
Le patron s’approche de Fernand surpris.
– Ben ouais, la table 7, t’en as peut-être fait le tour.
– Je ne comprends pas, Tonio. Tu sais bien que j’affectionne cette place depuis toujours.
– Ouais je sais. Comme je sais que t’aimes la poêlée d’encornets et ici on ne t’en fait pas tous les jours, je me trompe ?
– Euh, non, mais…
Fernand ne voit pas où Tonio veut en venir avec son analogie. Quel est le rapport ? Tonio passe derrière lui, face au comptoir.
« Si tu te places à la une, à l’intérieur, qu’est-ce tu vois ?
– Je ne sais pas. C’est quelle table la une ?
– Moi, je vais te le dire.
– Tu vois le bar dans toute sa longueur, tu vois le profil des clients, côté gauche, peut-être le meilleur, peut-être le pire. De la table 4 tu devines le droit. Mais de la une tu peux voir le déhanché de Marie-Elisabeth quand elle passe avec les plats chauds, tu vois sa petite moue contrariée quand elle revient avec les assiettes vides. Et avec un peu de chance, tu peux la voir en direct se taper le lustre que je me refuse à retirer, salaud de patron que je suis, au lieu de te retourner, toujours après l’accident, alerté par le rire général.
– Heiiiin, z’est malin ! l’interrompt Zozotte en haussant les épaules, revenant sur la terrasse.
– Dis donc, t’es inspiré toi aujourd’hui, s’étonne Fernand qui retrouve soudain le sourire.
– Mais je le suis chaque jour, reprend Tonio comme un comédien son texte, avec aplomb et sa fierté d’auvergnat, derrière le comptoir, devant, à la terrasse ou même à la cave. Parce qu’un café c’est une scène de théâtre où on joue des pièces en continue dans tous ses recoins.
– Haha ! s’esclaffe le Claude. Et ici on est aux premières loges !
– Tiens par exemple, à la table 5, t’es face au tableau noir où Françoise s’amuse à noter ses citations, des phrases des clients, triées sur le volet, SES phrases, attention ! … c’est le tableau de madame et pas question d’y inscrire mes jeux de mots à deux balles et encore moins tes répliques salaces, Claude.
– Argh ! On est des incompris, lâche par dépit ce dernier.
– Alors le mec de la 5, chaque fois qu’il lève la tête, il lit ces phrases, entre chaque bouchée ou chaque gorgée, il les connaît par cœur, à force, elles lui rentrent dans la tête et ressortent avec d’autres mots qu’il ne soupçonnait même pas exister dans son imagination et qu’il ne prend même pas la peine de relever, trop fainéant pour demander une page blanche et un stylo. Il se fait son film sans rien dire, en avalant, une bouchée, une gorgée, puis une autre, en silence. Parfois, s’il est désinhibé, il m’appelle et me fait l’honneur de sa trouvaille. Parfois seulement. Parce qu’il est pudique souvent, le client de la 5. Et je ne te parle même pas de la 13, pile en face des toilettes. Faut les voir y entrer et en sortir soulagés de leurs petites contrariétés. Ils ne payent pas de mines, pour tes portraits justement ! »
Personne ne semblait pouvoir arrêter Tonio dans sa fougue verbale. Fernand était impressionné de le voir aussi volubile. C’était bien la première fois.
« Et ben mon vieux, je crois que la leçon a fait son effet.
Demain, je change de table ! »
Zozotte ne semble pas du même avis.
« Z’est n’importe quoi, Fernand. Tu vas pas croire zes zottizes ?
– Tu sais quoi, Zozotte ? Je crois que j’ai faim.
– Zans déc ? …
– Je veux bien que tu me réchauffes ce pot au feu. »
Vous voulez la suite ? … cela ne dépend que de nous !
Le décor est planté ! La rubrique Brèves du Café nous attend pour animer ce petit monde selon notre imagination et notre culture sitcom, série télé ou scène de théâtre !